Les crédits inter-entreprises flambent. Avec une augmentation quasi ininterrompue depuis 7 ans, ils cumulent aujourd’hui plus de 420 milliards de DH. Soit 110 milliards de plus que leur niveau de 2012, selon Inforisk. Le fournisseur demeure ainsi la première source de financement à court terme des entreprises marocaines, le volume des crédits inter-entreprises dépassant l’encours des prêts bancaires aux sociétés non financières privées. Un phénomène qui inquiète de plus en plus le monde des affaires mais aussi les décideurs publics.
Pour les délais de paiement de l’Administration, «nous commençons à voir le bout du tunnel. L’État a joué à fond la carte de la confiance et de la transparence…Quid aujourd’hui du privé ? Je dirai que la balle est dans son camp. Il appartient désormais au monde du business de faire le ménage chez lui», a déclaré le PDG du Groupe Le Matin. Mohammed Haïtami s’exprimait le 6 décembre lors d’une nouvelle rencontre du Cycle de conférences du Groupe Le Matin organisée sur «Les délais de paiement inter-entreprises : comment sortir de l’impasse ?» avec la participation d’une pléiade d’experts. Pour Younes Idrissi Kaïtouni, directeur régional des Impôts de Casablanca, l’État a fourni énormément d’effort pour apurer ses arriérés et régler ses délais de paiement. «En termes de TVA, ce problème est derrière nous puisque nous n’avons plus de retard de paiement à ce niveau, grâce à la solution d’affacturage déployée en partenariat avec les banques. Nous sommes allés plus loin, en essayant d’amender les décrets d’application du remboursement de la TVA, pour permettre aux experts-comptables de certifier les dossiers afin d’accélérer les procédures», révèle Younes Idrissi Kaïtouni. Dans la relation privé-privé, les choses restent compliquées.
Jusqu’à 184 jours de crédit inter-entreprises !
Pour Mehdi Arifi, directeur général assurance-crédit du Maghreb chez Coface, certes le délai moyen de paiement contractuel (hors retards) a baissé de 5 jours au Maroc entre 2017 et 2018. Il reste néanmoins parmi les cinq plus longs au monde avec 93 jours en moyenne. La situation empire, si l’on ajoute les retards de paiement au délai contractuel. En effet, le retard de paiement moyen a atteint près de 91 jours cette année, selon Coface. De ce fait, le délai total de paiement se situe en moyenne à 184 jours. Les secteurs les plus touchés par les retards de paiement restent le BTP (108 jours), les TIC (104) et la distribution (95).
«Pour les délais de paiement, la problématique provient essentiellement de la relation privé-privé. Jusqu’à une période récente, l’État a été amené à améliorer ses délais de paiement, alors que le crédit inter-entreprises public-privé tournait autour de 50 milliards de DH. Cet encours a fortement diminué aujourd’hui. Le crédit inter-entreprises privé-privé, lui, pèse plus de 1/3 du PIB. Et malheureusement, il n’y a pas de dispositif pour régler, d’un point de vue légal, cette problématique», déplore Amine Diouri, directeur Étude et Communication chez Inforisk. Selon lui, 50% des crédits inter-entreprises sont bloqués entre les mains des grandes entreprises, contre 30% pour les PME et 20% les TPE. Ainsi, la loi 49-15 sur les délais de paiement n’a pas eu l’effet escompté sur le comportement des entreprises.
L’accord à l’amiable privilégié
«Les entreprises préfèrent avoir recours à l’accord à l’amiable en cas de retard de paiement», soutient Mehdi Arifi. Selon lui, la majorité des entreprises n’applique pas de pénalités en cas de retard. De plus, l’arrêt des livraisons s’avère être la mesure la plus efficace pour environ 30% des fournisseurs seulement. Résultat : un cercle vicieux s’installe avec tout l’impact sur la trésorerie des entreprises, limitant ainsi leur capacité à investir, recruter et à se développer à l’export. Pis encore, souligne Mehdi Arifi, ces longs retards de paiement se muent en impayés, pesant lourdement sur les revenus et le chiffre d’affaires. Les TPE et PME sont particulièrement exposées. «C’est inquiétant, parce que les TPME sont le cœur du réacteur, elles représentent 80 à 90% du tissu économique, 60% de la valeur ajoutée et 60% des emplois», regrette Zakaria Fahim, président de la Commission TPE, PME, GE-PME et Auto-entrepreneur au sein de la CGEM.
Un manque à gagner de 80 milliards de DH pour le fisc
Si les crédits inter-entreprises sont une contrainte majeure pour leurs compétitivité et croissance, c’est aussi un manque à gagner pour le fisc. Les 420 milliards de crédits inter-entreprises, c’est plus de 80 milliards de DH de TVA qui ne rentrent pas dans les caisses de l’État. Aux yeux de Hakim Marrakchi, membre de la CGEM, le problème des délais de paiement au Maroc est dû également au rapport de force qui est défavorable aux PME et TPE. Les grandes entreprises imposent leurs conditions dans un écosystème qu’elles dominent. «Le fait que les fournisseurs deviennent les premiers bailleurs de fonds des entreprises, dépassant les banquiers, est un message d’alerte ; ce n’est pas leur métier ! De mon point de vue, il y a deux autres facteurs qui expliquent ce phénomène. Le premier concerne la spéculation. Quand on encourage collectivement la spéculation foncière, une grosse partie de la trésorerie des entreprises va dans le foncier et n’est donc pas injectée dans l’économie. Le second élément, c’est que notre économie encourage l’importation. De ce fait, les fournisseurs étrangers sont payés en priorité», soulève Hamid Ben Elafdil, vice-président de la Fédération du commerce et services (FCS) à la CGEM.
Pour ce qui est des évolutions futures, les anticipations oscillent entre prudence et optimisme. Parmi les pistes d’amélioration, les experts citent la data, le rating des entreprises et l’assurance-crédit. Du côté de la CGEM, plusieurs mesures sont envisagées au profit des TPME dans le projet «Small Business Act» en cours de finalisation par les parties prenantes publiques et privées. «Il faut qu’on donne plus de visibilité aux TPME pour qu’elles puissent investir, recruter et se développer», lance Zakaria Fahim. «En 2020, nous devons travailler et collaborer dans le cadre d’une intelligence collective afin de trouver toutes les solutions possibles à cette situation», préconise Hamid Ben Elafdil.
Les indemnités de retard portés à 6,25% en 2021
La grille des indemnités pour paiement hors délais fournisseurs a été dévoilée en août dernier avec la publication au Bulletin officiel de l’arrêté conjoint des ministres des Finances et du Commerce et de l’Industrie. Ainsi, jusqu’au 31 décembre 2020, le taux appliqué est de 5,25%. Il sera relevé d’un point à partir du 1er janvier 2021 pour atteindre donc 6,25%, dans l’hypothèse d’un taux directeur maintenu à 2,25%. Les taux appliqués aux indemnités de retard restent supérieurs à ceux des intérêts moratoires appliqués aux marchés de l’État, fixés à 2,40% actuellement.
Source Le Matin 08 12 2019